Les mystifications de Poinsinet
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Les mystifications de Poinsinet
Le mot "mystification" a été inventé au milieu du XVIIIe siècle, en plein épanouissement de la philosophie des Lumières et de la critique du religieux qui lui est associée. Il désigne les initiations burlesques pratiquées dans les salons de cette époque aux dépens de personnes crédules et, nommément ( devrais-je dire très expressément ? ) le sieur Poinsinet.
Depuis le dix-huitième siècle, nous admettons que le mot mystification a été « inventé et mis à la mode à l’occasion des tours joués à Poinsinet », en ignorant presque tout de Poinsinet ainsi que des tours qui lui ont été joués.
Avant de devenir célèbre, et c’est ce sur quoi ses biographes ont insisté surtout, Poinsinet avait été la victime d’une société de gens de lettres qui s’amusaient à le persécuter. Ce qu’on appelait alors des mystifications étaient des épreuves initiatiques qu’on faisait subir à des auteurs débutants. Ou, selon une expression du temps, « les pièges dans lesquels on [faisait] tomber un homme simple et crédule ». Présenté dans la perspective de ses persécuteurs, le récit des aventures de Poinsinet a paru comique. Il suffit pourtant d’inverser la perspective pour voir que ces « jeux de société » n’étaient pas innocents.
Présentée comme une forme de l’antiphilosophie, la mystification passe pour être en contradiction avec le mouvement des Lumières, alors qu’elle en est une des expressions les plus profondes. L’originalité par exemple du livre de Reginald McGinnis, Essai sur l'origine de la mystification est de montrer en quoi la pensée des Lumières et la question de la mystification sont complémentaires :
" Connaisseur de la langue française et du dix-huitième siècle, Lacroix n’hésite pas à assigner à la naissance du mot mystification une date certaine, puisque c’est vers 1755 que Poinsinet a commencé à se faire connaître dans le monde des auteurs. D’après ce que mes propres recherches ont révélé, le premier exemple de l’emploi du verbe mystifier date de 1759 lorsque Fréron écrit, dans une lettre au chevalier d’Éon de Beaumont : « Le Petit Poinsinet que vous avez connu est vraiment bien mieux mystifié qu’il ne l’a jamais été. » Dans cette lettre, où on apprend que Fréron et le chevalier d’Éon ont mystifié Poinsinet ensemble, l’emploi du passé composé, « Le Petit Poinsinet que vous avez connu », suggère un laps de temps. D’où on peut supposer que le verbe mystifier est déjà en usage depuis quelques années. "
Excellent article à lire ici :
https://books.openedition.org/puv/8316
Diderot,
ou le rire mystificateur
A l'âge des Lumières aussi bien qu'au nôtre, si l'un se moque, tous ne rient pas pour autant. Et si l'on rit ici ou là, ce n'est pas du même rire, tant s'en faut. Cela vaut tout particulièrement pour la mystification, terme nouveau au XVIIIème siècle, dont l'étymologie incertaine suggère l'obscurité de quelque mystère.µ Du moins est-il évident que l'unisson fait défaut à cet exercice qui, sans le supplanter, relaie le persiflage \ ainsi qu'en témoigne en 1772 l'auteur des Mémoires secrets :
«On doit entendre par le mot de mystification, les pièges dans lesquels on fait tomber un homme simple et crédule, et qui servent à le persifler ».
De même, en 1801, Louis-Sébastien Mercier définit mystifier:
«Voiler finement une raillerie profonde et malicieuse ; livrer à la dérision, et en sa présence, un homme qui ne s'en aperçoit pas ».
Mais cette raillerie masquée, qu'elle soit mordante ou plus anodine, n'est pas nécessairement spirituelle. Il suffit qu'elle égaie, par une émulation de complicité, les instigateurs d'une machination montée de telle manière que la victime, aveuglée, soit la seule à ne pas se savoir ridicule, et donc s'exclue elle-
Antoine-Alexandre-Henri Poinsinet
Poinsinet le niais («Point-si-niais », selon d'aucuns ) figure en bonne place parmi les personnages burlesques du «Tout-Paris du ruisseau »
Né à Fontainebleau le 17 novembre 1735 et mort noyé dans le Guadalquivir, à Cordoue, le 7 juin 1769, Poinsinetest un dramaturge et librettiste français.
Sans suivre les traces de son père ( notaire de la maison d’Orléans ) Poinsinet, davantage porté vers le théâtre et la poésie, fit représenter dès l'âge de dix-huit ans une parodie de l’opéra de Titon et l’Aurore (1753, in-8°) sous le nom de Totinet et puis ne cessa plus d’écrire et d’être représenté ( même consécutivement ) sur tous les théâtres de la capitale.
Le jeune homme possédait, de l’avis de ses contemporains, d’excellentes aptitudes pour cet exercice, et notamment de réelles qualités de dialoguiste, ce qui le prédisposait à écrire pour la scène.
Cette passion pour l’écriture ne quittera plus Poinsinet jusqu’à sa mort précoce en 1769. Elle lui permettra de léguer à la postérité, outre une kyrielle de poèmes, de nombreuses pièces de théâtre, parfois de bonne facture comme Le Cercle, des parodies dont la plus connue est Les Fra-Maçonnes, ainsi que des livrets d’opéra inspirés, tel son Tom Jones, mis en musique par le talentueux Philidor.
Une postérité en l’occurrence bien ingrate car les œuvres de notre homme tombèrent très rapidement dans l’oubli, très largement éclipsées par la caractéristique qui a fait la légende de Poinsinet : son extraordinaire crédulité !
Quoiqu'il ne manquât pas d’un certain esprit, Poinsinet avait une singulière ignorance des choses les plus communes, un amour-propre, une extrême crédulité et une naïveté tels que son nom était devenu proverbial : on disait : « Bête comme Poinsinet » .
Comme son ignorance était mêlée de beaucoup de vanité, sa présomption et sa crédulité le rendirent longtemps le jouet des salons.
Andrieux, dans un de ses contes, a mis en vers une des anecdotes qui amusait les salons, et Jean Monnet, directeur du Théâtre de la Foire, dans ses Mémoires, a consacré pas moins de deux cent quatre-vingts pages aux mystifications dont notre malheureux Poinsinet fut l'objet.
Établir une liste exhaustive des canulars dont fut victime Poinsinet relèverait de la gageure tant cet homme fut en butte aux mystifications, aux duperies et aux canulars de ses contemporains.
Il faut dire que ces bons apôtres – au premier rang desquels figurèrent les acteurs Bellecour et Préville – avaient affaire à un gibier de choix, la stupéfiante naïveté du Bellifontain n’ayant d’égales que son immodérée fatuité et son incroyable vanité. « On le mystifie comme l’on veut », a dit un jour de lui l’écrivain Bachaumont, et force est de reconnaître que les supercheries dont Poinsinet a été la cible sont effarantes tant elles supposent de sottise de la part de leur victime.
Poinsinet fut abusé à de nombreuses reprises. Et notamment lors de dîners organisés tout exprès pour se moquer de lui et le faire passer pour le dernier des imbéciles, tous les convives étant de mèche à ses dépens, bien-entendu. Un beau soir, ce fut par l’entremise d’un pseudo mage portugais – un certain Acosta que l’on disait rosicrucien et cabaliste – dont il s’était entiché. Celui-ci affirma au Bellifontain pouvoir le rendre invisible aux yeux des personnes présentes grâce à un tour de cartes dont il avait le secret. La manipulation exécutée, l’étonnement des convives, surpris de la soudaine disparition de Poinsinet, confirma aussitôt à notre naïf qu’il était bel et bien devenu invisible aux yeux de ses compagnons de table. Survint alors une vive altercation entre le maître de maison et un invité. Placé entre les querelleurs, et fidèle à la consigne de mutisme absolu donnée par le mage pour ne pas rompre le charme, le crédule Antoine en fut quitte pour recevoir une série de coups appuyés lorsque les deux compères en vinrent aux mains. Comble d’infortune, Poinsinet reçut également au visage le contenu, jugé imbuvable par un convive prétendument furieux, d’un verre de vin rageusement jeté vers l’espace supposé vide !
Pire !
Invité une nouvelle fois dans la grande bourgeoisie en compagnie de l’autoproclamé mage portugais, notre crédule écrivain suivit le conseil de son mentor pour accéder une fois encore à cet état d’invisibilité qui le fascinait. Notre homme ôta ses chausses, son pourpoint, sa chemise et sa culotte pour se mettre entièrement nu, meilleur moyen ce jour-là de se rendre invisible à une assistance préalablement prévenue de la supercherie par le faux mage. C’est ainsi qu’une fois dans les lieux, l’on vit notre imbécile se pavaner de salon en salon dans le plus simple appareil, sans se rendre compte un instant que l’on riait sous cape à ses dépens. Poinsinet était d’autant plus ravi de cette invisibilité providentielle qu’elle lui permit de reconnaître ses vrais amis en la personne de ceux qui tenaient à son sujet des propos flatteurs quand d’autres le vilipendaient sans se rendre compte – ces sots ! – qu’il ne perdait pas une miette de leurs propos.
Bien d’autres canulars du même genre furent organisés au détriment de celui que l’on surnomma en son temps « Poinsinet le mystifié », et jamais sans doute, dans l’histoire des relations sociales, convive ne se retrouva aussi souvent nu en société bourgeoise. Nu et invité à exécuter, toujours pour entretenir le charme, ici d’improbables ascensions en haut des bibliothèques, vaisseliers et autres bonnetières, là de délicates acrobaties, destinées les unes comme les autres à mettre en valeur aux yeux des dames les formes et l’aspect de son attirail intime, ce dont l’exhibitionniste malgré lui ne se rendit jamais compte. ( Là tout de même, hum ... je crois qu'on en rajoute ! )
La plus connue de ces mystifications joue sur l’ego de Poinsinet. Des courtisans l’ayant convaincu qu’en hommage à la grande valeur littéraire de ses œuvres, il allait être nommé membre de l’Académie de Saint-Pétersbourg par la très francophone impératrice de Russie Elisabeth Ière, notre homme se mit d’arrache-pied à apprendre le russe avec une préceptrice complice des plaisantins. Ce n’est qu’au bout de six mois, alors qu’il s’estimait opérationnel et s’apprêtait à partir pour la lointaine Russie et les rives de la Neva, que le naïf apprit la consternante vérité : jamais il n’avait été question de le nommer au sein de la prestigieuse Académie. Quant à ses progrès linguistiques, ils lui seraient à l’évidence beaucoup plus utiles à Plougastel ou Quimper qu’à Saint-Pétersbourg car, en fait de russe, on lui avait enseigné le... breton !
On le constate, une société de persifleurs s’étant emparée de lui pour l’accabler de ridicules. Ainsi, au prétexte que plusieurs femmes distinguées étaient amoureuses de lui, lui organisa-t-on de faux rendez-vous galants... qui ne le désabusèrent pas.
Notre Poinsinet, toujours aussi imbu de lui-même, crut un jour pouvoir obtenir un poste de prestige fort bien rémunéré à la Cour. Connu, aux dires des amis du librettiste, sous le nom d’« écran du Roi », ce prétendu poste de confiance consistait à s’interposer entre l’âtre de la cheminée et Louis XV pour protéger le souverain de la chaleur du foyer. Tout excité à l’idée d’obtenir cette charge enviée dans l’entourage immédiat du « Bien-aimé », le Bellifontain se soumit durant une quinzaine de jours à un entraînement intensif en offrant ses mollets à la morsure d’un feu ronflant, régulièrement repoussé vers les flammes par ses « amis » lorsqu’il prétendait se dégager de l’ardeur du bûcher, au motif qu’il ne pouvait se dérober à l’honneur qui lui était fait.
Ce souvenir cuisant ne lui servit pourtant pas de leçon, et Poinsinet fut abusé à de nombreuses autres reprises, telle cette autre fois qu’on lui avait persuadé que le roi de Prusse lui confierait l’éducation du prince royal s’il voulait renoncer à la religion catholique. Poinsinet fit aussitôt abjuration entre les mains d’un prétendu chapelain protestant, que ce monarque était supposé avoir envoyé clandestinement en France. Lorsque, informé de la vérité, Poinsinet voulut poursuivre criminellement les auteurs de cette mystification, on lui fit comprendre que les rieurs ne seraient pas de son côté.
Plus tard, on lui fit croire qu’il avait tué un gentilhomme en duel, quoiqu’il eût à peine dégainé, et que pour ce meurtre il avait été condamné à être pendu. Ses mystificateurs lui firent lire sa sentence imprimée : un faux crieur la hurlait sous ses fenêtres. Poinsinet se déguisa alors en abbé, se fit tonsurer avant d’aller se cacher aux environs de Paris. Après lui avoir fait prendre les rôles les plus ridicules, on lui annonça que le roi lui accordait enfin sa grâce, comme à un grand poète chéri de la nation. L’affaire faillit avoir des suites graves pour les plaisants lorsque Poinsinet fit parvenir ses remerciements au roi, qui trouva mauvais que l’on eût osé se servir de son nom pour rire sans lui.
Mort de Poinsinet
Aimant à voyager, Poinsinet parcourut l’Italie, en 1760, et s’y enthousiasma pour la musique italienne.
Gageons qu'il escalada le Vésuve ...
En 1769, il partit pour l’Espagne, espérant y remplir la charge d’intendant des Menus-Plaisirs du roi. Comptant travailler dans ce royaume à la propagation de la musique italienne et des ariettes françaises, il avait emmené une troupe de comédiens et de chanteurs français et italiens.
Hélas, les meilleures choses ont une fin : victime récidiviste de ce qui s’apparente à ces modernes « dîners de cons » qu’a popularisés Francis Veber, Poinsinet mourut prématurément noyé à Cordoue le 7 juin 1769. La cause du décès : une probable hydrocution dans le Guadalquivir après un repas copieux et bien arrosé. Ce fut assurément une incomparable perte pour tous les joyeux lurons de la grande bourgeoisie parisienne du 18e siècle qui se trouvèrent soudain privés d’un si beau sujet de divertissement, doté de surcroît d’une si séduisante tête de turc. Poinsinet succomba-t-il en Espagne victime de sa naïveté ? On n’ose le croire. Mais un doute subsiste : peut-être lui avait-on fait croire qu’une baignade dans les eaux du fleuve faciliterait sa digestion…
https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/l-homme-invisible-a-existe-217254
L'homme de lettres .
« On entend par mystifications les pièges dans lesquels on fait tomber un homme simple et crédule, que l’on veut persifler. »
Jean Monnet, Supplément au roman comique.
Les mystifications de Poinsinet commencent avec sa carrière littéraire. Comme l’observe Jean Monnet à la fin de ses Mémoires, c’est pour avoir voulu être auteur qu’il est devenu un objet de risée : « Cette démangeaison précoce et de rimer et d’écrire, lui fut très funeste, puisqu’elle seule a influé sur tous les malheurs de sa vie. »
Dans le récit de ses mystifications, la faute originelle est attribuée à Poinsinet. Cette opinion, qui est d’abord celle de ses contemporains, passe ensuite à la postérité où elle se trouve reflétée, par exemple, dans une notice du Répertoire du théâtre français : « Mais que dire et que penser d’un homme qui, par sa vanité ridicule, s’est attiré tous les maux qu’il a soufferts ? »
Le récit des mystifications de Poinsinet a fait de lui un personnage comique en dissimulant toute une partie de sa vie, la plus importante sans doute, qui est celle d’un auteur. Or, pendant une quinzaine d’années, depuis son entrée dans le monde des lettres jusqu’à sa mort, il a connu un succès littéraire assez exceptionnel.
À en croire Monnet, les premières pièces de Poinsinet ont toutes été sifflées. Mais les comptes rendus donnent souvent une impression différente, et le jugement qu’on lit dans le Journal encyclopédique en 1756 est sans doute plus près de la vérité :
« L’auteur est un jeune homme qui a déjà donné d’autres ouvrages qui ont été assez goûtés. »
Si, comme il est suggéré ici, les premiers ouvrages de Poinsinet ont été relativement appréciés, l’accueil de Gilles garçon peintre, z’amoureux-t-et rival en 1758 a été presque sans réserve.
Au fil des années qui suivent, les succès de Poinsinet se multiplient, que ce soit aux Italiens avec Le Sorcier et Tom Jones, à la Comédie-Française avec Le Cercle, ou la Soirée à la mode, ou à l’Académie royale de musique avec Théonis et le toucher et Ernelinde, si bien que, selon le compositeur Jean-Benjamin de Laborde, « on l’a vu plusieurs fois être joué le même jour sur les trois théâtres de la ville ».
« M. Poinsinet, poète attaché depuis quelque temps au Prince de Condé » (Bachaumont, Mémoires secre (...)
Membre de l’Académie des sciences et belles-lettres de Dijon et de celle des Arcades de Rome, Poinsinet est, dès 1766, attaché au prince de Condé pour qui il organise l’année suivante de somptueuses fêtes à Chantilly.
À partir de 1768, il reçoit une pension du Mercure de France avant de devenir, quelques mois avant sa mort, pensionnaire du roi Louis XV.
La réussite des dernières années de sa vie suit la rupture de Poinsinet avec ses anciens mystificateurs. Nous considérerons plus loin cette période, qui est la plus riche de sa carrière. Mais revenons à présent à ses débuts et à l’époque de ses premières mystifications.
Le récit des aventures de Poinsinet a influé sur la réception de ses œuvres, mais personne, à ma connaissance, n’a jamais comparé ses propres écrits à ce qui a été écrit sur lui. Or, à regarder ses œuvres, on voit qu’elles contiennent elles-mêmes, presque dès le début, une réflexion sur la mystification.
Les Fra-Maçonnes est une parodie de l’acte des Amazones dans l’opéra des Fêtes de l’amour et de l’hymen de Rameau. Dès les premiers vers, nous apprenons qu’une cérémonie se prépare pour l’initiation d’un novice à la loge des francs-maçons. Malgré la loi maçonnique, selon laquelle la cérémonie doit être exclusivement masculine, une troupe de femmes veut s’y introduire. La pièce met en scène la lutte des sexes, opposant à l’austérité des francs-maçons la volupté des femmes. Celles qui vont interrompre la cérémonie sont des prostituées, des filles de l’opéra.
Les francs-maçons commencent la cérémonie, et, au moment où le récipiendaire va être initié aux mystères, les femmes arrivent. Malgré les instances des francs-maçons, elles refusent de partir. Elles contestent leur exclusion de la cérémonie, avançant des arguments auxquels les francs-maçons répondent par des raisonnements spécieux : les femmes sont d’une nature indiscrète, et pourraient révéler leurs mystères. Incapables de convaincre les hommes par la raison, les femmes ont recours à la séduction. Suivant « les leçons de l’Opéra », elles usent de tout leur art pour changer l’espace rituel en un lieu de débauche. Les femmes sont unies aux hommes et admises aux mystères.
Aussi mince que paraisse cette parodie, elle contient une critique du rituel et du mystère. Les femmes représentent la dissolution du rituel. Elles dévoilent tout ce qui est caché dans les mystères, ou plutôt tout ce qui n’y est pas caché, puisque le rituel se révèle être vide. Les filles de l’opéra sont des espèces de philosophes en ce qu’elles démystifient la cérémonie des francs-maçons.
Dire que Poinsinet avait l’esprit tant soit peu philosophique va à l’encontre de presque tout ce qu’on a pu écrire à son sujet. Il ne viendrait à l’esprit de personne, en lisant le récit de ses mystifications, qu’il pouvait dévoiler quoi que ce soit. Sans être reconnu lui-même pour un philosophe, Poinsinet était visiblement au courant des questions philosophiques du jour. Sa lettre sur L’Orphelin de la Chine de Voltaire, datée du lendemain de la première, le 21 août 1755, est remarquable non seulement par son style, mais aussi par sa perspicacité. Tout en faisant l’éloge de Voltaire, Poinsinet montre un esprit assez indépendant pour faire des critiques, et notamment à propos de certains vers semblant justifier qu’un maître se serve de l’erreur pour tromper le peuple. Poinsinet touche ici à une des questions les plus délicates de la pensée de Voltaire, qui tantôt n’accepte pas, et tantôt accepte, que le peuple soit trompé. Les vers en question ayant été retranchés pendant un certain temps, il faut croire que ses observations ont été prises au sérieux.
Cet auteur réputé frivole et imbécile publie l’année suivante un poème en trois parties et en rimes redoublées sur une des questions médicales les plus graves de son époque, l’inoculation, qui devait faire plus tard le sujet d’un long article dans l’ Encyclopédie. Dédié à un « prince philosophe », le duc d’Orléans, plaidant pour le progrès scientifique et contre la crainte et les préjugés religieux, L’Inoculation est à tous égards un poème philosophique. Le poète annonce que les temps de l’ignorance et de l’erreur ne sont plus, lorsque « le jour de la raison se montre à tous les yeux. »
Dès les premières années de sa carrière, Poinsinet s’essaie à la comédie, mais aussi à la critique. Aussi légères que soient ses pièces, on y retrouve quelque chose de son esprit critique. Le Faux Dervis, de 1757, contient de nouveau une parodie du rituel. Comme dans Les Framaçonnes, l’action de cette pièce tourne autour d’une cérémonie d’initiation. Un maître jaloux et méchant, Hali, veut épouser Fatime qui aime Zindor. Le valet de Zindor profite de la crédulité de Hali, qui veut être reçu grand émir, pour le tromper et créer le bonheur des amants. On met des robes de cérémonie prêtées par un derviche en faisant venir des esclaves habillées en houris pour l’initiation de Hali. Comme dans les récits des mystifications de Poinsinet, tout le monde est au fait de la tromperie, à l’exception de la victime. Seul Hali ne voit pas que la cérémonie est une mystification. De même que, d’après Monnet, on a pu faire accroire à Poinsinet les choses les plus invraisemblables, Hali finit par voir « des choses invisibles ». Une fois initié aux mystères, il croit voir les houris célestes.
N’est-il pas étonnant que Poinsinet, qui passe pour l’homme le plus crédule de son temps, mette en scène des mystifications semblables à celles dont il fut lui-même victime ? Faut-il croire, comme on l’a parfois suggéré, qu’il a lui-même dupé les hommes d’esprit qui le prenaient pour dupe en feignant de tomber dans les pièges qu’ils lui tendaient ? Aussi séduisante soit-elle, cette réponse me paraît erronée. Faisant de Poinsinet un mystificateur plus subtil que les autres, on reste dans l’optique de la dissimulation, alors que son mérite, et aussi, sans doute, son originalité, est d’avoir su en sortir. Les œuvres de Poinsinet ne prouvent pas qu’il a « joué un rôle », mais seulement qu’il avait, relativement à la mystification, une certaine lucidité. Au lieu d’envisager l’alternative entre la crédulité et la lucidité de Poinsinet, on peut penser que celle-ci était la conséquence de celle-là. Sans doute est-ce pour avoir été lui-même victime de la mystification qu’il en avait une connaissance plus profonde.
Les mystifications de Poinsinet qui commencent en 1753 finissent, au dire de Grimm, en 1760. Dans une comédie de la même année, Le Petit Philosophe, Poinsinet met de nouveau sur scène une cérémonie d’initiation, qui, cette fois-ci, est celle d’un philosophe. C’est vers la fin de la pièce que Simoneau, le père du petit philosophe, est initié à son tour à la philosophie : « Les philosophes s’assoient en cercle après s’être fait de grandes révérences. Simoneau se met au milieu sur un siège plus bas : les philosophes lui font prêter serment sur un in-folio, en observant de se saluer très-respectueusement à chaque serment. » La parodie de Poinsinet inverse l’ordre habituel en faisant du père un initié à l’imitation du fils, et en mettant des philosophes à la place des prêtres. Ce ne sont pas ici, comme on le voit si souvent à cette époque, des philosophes qui démystifient la religion, mais plutôt un homme tenu pour un niais qui peint la mystification des philosophes.
Outre ce qu’elle a de faux en un sens plus large – antiphilosophe aux yeux des philosophes, Poinsinet passait pour un philosophe aux yeux de tel de leurs ennemis –, cette épithète, relevant d’une optique faisant des philosophes la référence unique du monde des Lumières, sert surtout à éteindre la curiosité et à restreindre la compréhension. Abandonnant ce point de vue pour adopter celui de Poinsinet, nous verrons s’ouvrir un horizon tout autre. La réflexion sur la mystification dans les œuvres de Poinsinet ne commence pas avec les philosophes, mais avec son expérience personnelle. Tour à tour victime et observateur, il étend sa réflexion sur ce par quoi il est passé lui-même au monde des lettres dont les philosophes, eux aussi, font partie. En suivant l’histoire de la mystification depuis son origine, les oppositions habituelles, entre philosophes et antiphilosophes, entre grands auteurs et auteurs mineurs, vont souvent se dissoudre.
https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/l-homme-invisible-a-existe-217254
https://fr.wikipedia.org/wiki/Antoine-Alexandre-Henri_Poinsinet
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Mme de Sabran- Messages : 55517
Date d'inscription : 21/12/2013
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