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L'après-Révolution, le Directoire

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Message par Mme de Sabran Jeu 10 Déc 2020, 10:49

Mme de Boufflers reçut d'une de ses amis de Paris une longue description de la société du Directoire ; cette amie ne signe pas, mais son récit est si amusant, il montre si bien ce qu'était la société, que nous donnons sa lettre en entier.
( Gaston Maugras, biographie de Delphine de Custine


2 juin 1798.

 J'ai su, par M. de Bonnet, votre obligeant souvenir, madame; j'ai bien du regret d'avoir manqué l'occasion de vous voir à Berne; mais les devoirs les plus sacrés m'ont rappelée en France. J'en avais été bannie par la Terreur : aussi je suis rentrée dans mes biens sans difficultés, et maintenant, profitant de la loi qui autorise ceux à qui le gouvernement républicain ne convient pas de vendre leurs propriétés et de s'en aller, je suis occupée à réaliser ma fortune, et à chercher où la déposer, ainsi que ma personne. Je comptais m'établir en Suisse; mais ce pays me paraît menacé de quelques troubles, et je veux fuir au loin les révolutions. Il est possible que j'aille en Russie; alors je passerai par Berlin, et j'aurai le plaisir de vous voir. Que de choses je vous raconterai ! Tout ce que je vous dirai de mon pays, vous paraîtra de l'histoire des temps fabuleux, mais non des temps héroïques. M. Germinus pourra vous donner des détails particuliers sur les mœurs de la société nouvelle (car c'est un peuple nouveau) ; une position plus favorable que la mienne, pour y être admis, a pu le mettre à portée d'en mieux juger; cependant persuadée qu'une femme a plutôt aperçu les nuances qu'un homme, calculé les différences, je vais hasarder mes observations.

Tout ce qui avait reçu de l'éducation, de l'opulence, est dans la misère, et conserve, sous des habits sales et usés, des formes polies, un certain air de dignité, je dirai même de supériorité ; car on ne se défait point de cet air-là. La politesse, la décence, le bon ton, l'aisance dans les manières, tout cela ne se trouve plus que dans les galetas; c'est là que s'est réfugiée cette politesse française, ces gracieuses manières, qui ne sont plus regardées que comme d'antiques préjugés, que les nouveaux venus ridiculisent, parce qu'ils ne, peuvent y atteindre. Cette coquetterie d'esprit, cette grâce à dire des riens, ce fin persiflage de la cour, ce son de voix doux, que l'éducation donnait aux femmes, est remplacé par le glapissement et le tutoiement bourgeois.

 Un des grands bonheurs est de manger. La mode est de donner des déjeuners. J'ai été d'une de ces orgies, et je vais tâcher de vous dire ce que j'ai vu et entendu. On se rassemble à midi; les députés (c'est leurs femmes qui tiennent la maison) boivent un coup d'eau-de-vie, avant de partir pour l'Assemblée législative; tout le monde, hommes et femmes, porte le toast de la République; ensuite on commence le déjeuner par le thé, parce que c'est le bon ton; et l'on finit par le vin, les liqueurs, et un bruit insoutenable pour les anciennes oreilles! Ce déjeuner dure à peu près deux heures : ensuite, pour attendre le dîner, on joue à de petits jeux innocents, où l'on se baise, se tape, se déchire; tout cela forme une gaieté si bruyante, que tout le quartier est instruit qu'il y a dans telle maison une fête. A quatre heures les députés reviennent, on dîne. La table est couverte de plats, autant qu'elle en peut tenir, avec la plus grande profusion. Le bon ton est de détailler ce que coûte chaque plat, chaque bouteille : celui où j'ai assisté, le calcul le plus modéré le porte à deux cent soixante mille francs, valeur nominale, c'est-à-dire assignats.

 Après le dîner qui finit à six heures, nous fûmes voir des maisons et jardins nationaux, tels que Monceau, Tivoli, etc., où il n'y a que les députés et leur compagnie qui puissent entrer. Ces messieurs firent les faunes, ces dames les nymphes. Les plaisanteries républicaines sont, je vous assure, très libres : c'est la seule liberté en France, mais on en use bien.
 Il s'est fait une révolution extraordinaire parmi les femmes : vous le savez, autrefois on accusait les femmes de Paris d'être extrêmement légères et coquettes, incapables de grandes passions, et même, disons le mot, il était reconnu qu'elles n'avaient point, ou fort peu de tempérament. Eh bien, madame, aujourd'hui c'est tout le contraire; les femmes du jour (c'est ainsi qu'on s'exprime : les élégantes, les petites maîtresses, toutes ces dénominations sont usées; on dit donc les femmes du jour, et cela est bien dit, car elles ne ressemblent en rien aux ci-devant) ne sont point coquettes, mais bien franchement coquines. Une femme se prend de goût pour un homme, elle s'en passe la fantaisie; on ne dit plus mon amant est aimable, il est honnête, il a de l'esprit... le mot aimable ne s'entend plus; honnête est synonyme de sot.

 L'esprit consiste à beaucoup gagner, n'importe comment. Les jeunes gens sont tous avilis; on ne confie qu'à très peu de gens un louis pour le changer, encore lui paye-t-on sa commission, afin qu'il vous regarde comme bonne pratique, et dans l'espoir de gagner une autre fois, il est exact. Le mal gagne tout le monde. Les gens de notre espèce, qui ont conservé quelques principes, ne voulant pas être escrocs, composent avec l'usure; et je pourrais vous citer beaucoup de grands seigneurs de votre connaissance, qui disent, tout haut : J'ai placé vingt louis, dix louis... à quarante livres par louis par mois. Tous les principes sont réduits en préjugés, et rien n'est si ridiculisé que les préjugés; cela doit être dans un pays où il n'y a point de lois.

 Le luxe des parures est extrême pour les femmes, et porté au plus haut degré ; cela est nécessité par les circonstances. Les propriétaires et les rentiers sont écrasés : les premiers par les impôts, les taxes arbitraires, et par leurs fermiers, et les autres par la non-valeur des assignats. Il n'est donc resté que les fortunes mobilières. Pour faire de grandes affaires et inspirer la confiance, il faut avoir un beau mobilier, une maison montée, une femme richement vêtue, et pour montrer tout cela, avoir un bon dîner, donner des fêtes, des bals. Jamais on n'a autant dansé que cet hiver.
 Il est de bon ton d'être aristocrate, de regretter l'ancien régime, tout en ayant peur d'un nouveau : car comment ne pas croire que c'est un ton, lorsque ceux, qui se disent aristocrates, ont acheté les terres et les femmes des émigrés. Les mariages des femmes divorcées se multiplient, c'est une des fortes bases de la République et une des plus grandes difficultés à lever.

 Le système d'égalité est entièrement en activité, on n'a plus aucune idée des distances : ceux, chez qui la vanité aurait dû la conserver, ont tellement travaillé à se cacher, qu'ils l'ont tout à fait oubliée. Tout se fait en France par mode : la mode du jour est le commerce. Les plus grandes dames trottent dans la crotte, un paquet de marchandises sous le bras, qu'elles vont vendre à la toilette des dames du jour. Convenez que cela est pis que l'égalité, mais c'est que l'honneur tient de si près à ce qu'on appelle des préjugés qu'il s'enfuit avec eux : Dieu veuille qu'il soit émigré et qu'il ne soit pas perdu !

 Cette lettre est déjà bien longue, mais peut-être avez-vous quelque loisir. J'ai du moins cette confiance, et il est difficile que Paris ne soit pas un théâtre intéressant pour vous. Je veux donc vous parler, avant de fermer ma lettre, de deux femmes bien célèbres et qui jouent ici un grand rôle : Mme Tallien, née Cabarrus, femme divorcée de l'émigré Fontenay, conseiller au Parlement, aujourd'hui l'épouse de Tallien, et Mme de Buonaparte, ci-devant vicomtesse de Beauharnais. Ces deux femmes sont très extraordinaires, elles ont une grande faiblesse de caractère avec beaucoup de courage; la première est belle comme un ange, a de l'esprit, des talents, un très bon cœur, des sens très vifs et une fort mauvaise tête. La seconde a beaucoup moins d'esprit, est laide, mais créole; elle a cette douce nonchalance qui plaît aux hommes; toutes les deux un très bon caractère et une obligeance infinie. Avant leur mariage, elles étaient aristocrates très prononcées. Mme de Fontenay était en prison avant le 9 Thermidor. Tallien, séduit par sa beauté et son esprit, imagina, pour la sauver, de dire qu'elle était sa femme : il obtint à ce titre sa liberté. Il acquit quelque gloire à la mort de Robespierre ; engagée par la reconnaissance, elle se détermina par ses services. Ses anciens amis aristocrates, lui voyant du pouvoir, s'adressèrent à elle, et en furent extrêmement contents : elle a obligé toujours quand elle l'a pu, sans calcul ; il suffit d'être malheureux pour l'intéresser : son excessif luxe, la légèreté de ses mœurs, l'ont mise en butte à toutes les critiques; elle a sur ce point une philosophie imperturbable, rien ne trouble sa sérénité : elle est belle, elle a du pouvoir, cela suffit pour elle.

Mme Buonaparte peut être regardée comme sa suivante, moins prononcée sur tout, mais pas moins obligeante; elle a la modestie de la laideur ; plus facile, elle est plus touchée des hommages, parce qu'elle y est moins accoutumée; il n'y a rien qu'elle ne fasse pour être utile à un homme qu'elle croit amoureux d'elle.
Au total il est fort heureux que ces deux dames se soient emparées des membres du gouvernement; elles adoucissent la rudesse de leurs mœurs. Il est peu d'aristocrates de Paris, qui ne leur aient quelque obligation; je suis peut-être la seule qui ne leur ait rien demandé; cela viendra peut-être, si quelqu'un de mes amis était en danger, j'aurais avec plaisir recours à leur bon cœur : voilà, avec impartialité, le portrait de ces deux femmes, qui joueront un rôle dans l'histoire des mœurs, plutôt que dans celle de la politique. Elles ne sont pas propres à mener une intrigue importante : trop occupées de leurs plaisirs, elle sont étourdies, vaines, et ont trop de confidents.

Quant à la situation politique de la France, je ne vous parlerai que de l'intérieur : il y a certainement un mécontentement général, personne n'aime le gouvernement. La folie républicaine est passée, dans ce qu'on appelle le peuple; il est mécontent, mais il n'est pas malheureux : jamais il n'a été plus riche. Ce qui lui déplaît du gouvernement, c'est qu'il ne le croit pas stable ; il y a une sorte d'arbitraire dans les impositions qui l'inquiète, il ne trouve pas le gouvernement assez fort pour lui garantir sa propriété; il manque de sécurité, par conséquent de confiance. Il serait fort aise que le gouvernement changeât, mais comme il n'est point malheureux, il n'emploiera point d'énergie pour opérer ce changement : voilà pourquoi il ne faut pas se méprendre à ce mécontentement, qui tient à son inconstance naturelle et à son mépris pour les gens qui le gouvernent; mais il y a loin de là à l'énergie que donne le malheur. Jamais les soins pour l'indigence n'ont été portés aussi loin, et jamais l'industrie n'a eu plus de ressources. Tout ce qui peut travailler gagne tout ce qu'il veut. Les salaires des ouvriers sont plus chers qu'autrefois, et tout ce qui est dans la classe des indigents, c'est-à-dire n'ayant pas de quoi exister autrement que par industrie ,tous les rentiers au-dessous de mille francs, reçoivent du gouvernement trois quarterons de pain par jour, et une livre et demie de viande par décade, et il y a seulement pour Paris deux cent mille personnes sur cette liste : dans toutes les grandes villes c'est de même : aussi voit-on très peu de mendiants.

Malgré les innombrables armées, les réquisitions de tous genres, les terres sont mieux cultivées que jamais. La cherté des denrées fait qu'on ne laisse aucun terrain vacant. Les grands chemins sont superbes, les canaux, les ponts n'ont jamais été si bien entretenus. Le commerce a une telle activité que ses ressorts se cassent tous les trois mois, et se refont sous de nouvelles formes. La planche aux assignats a fourni à tout; la guillotine a beaucoup aidé; mais tous ces moyens sont usés, et le vrai danger du gouvernement est dans les finances. Il est possible que la conquête d'Italie, comme celle de la Hollande l'a fait, remonte le crédit pour quelques moments : mais il y a une dilapidation si grande, des frais d'administration si énormes, qu'il est impossible que les impositions, quelque énormes qu'elles soient, puissent couvrir seulement les frais de perception. La bureaucratie est immense, et payée avec une magnificence dont on ne peut se faire une idée. Tout le monde prend des places dans les bureaux. Le frère de Mme de Polastron, qui a eu seize ans, est commis au bureau de la guerre, et a la valeur de six louis par mois, une voie de bois par décade, de la chandelle, etc. Il n'est cependant ni chef, ni sous-chef, mais simple commis : jugez du reste.

Le gouvernement voulant tout sacrifier pour faire taire les mécontents, ne peut se soutenir que par des conquêtes. La paix se ferait, que ferait-il de ses soldats? Les terres qu'on leur avait promises sont vendues. Ils ne peuvent trouver des ressources extraordinaires que par la guerre, ils ne peuvent exister qu'avec de nouvelles ressources, renouvelées sans cesse. Donc, ils ne feront pas la paix. Qu'on cesse donc des négociations inutiles, puisqu'elles ne peuvent aboutir à rien, et qu'elles font perdre du temps...

Pardon, madame, de mon griffonnage; mais malgré mes ratures, je n'ai pas le temps de recommencer ma lettre : M. de Géréminus part, il me laisse à peine le temps de plier ma lettre, et de vous assurer du plaisir que j'aurais à vous voir. Je vous prie donc d'agréer l'assurance des sentiments les plus tendres. Peut-être ne devinerez-vous pas qui vous écrit : mais il m'est difficile de signer. Je rappellerai au chevalier de B... les boues de Saint- Amand ; à vous, la terrasse des Feuillants. »

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Message par Mr ventier Jeu 10 Déc 2020, 12:48

Mais quel plaisir, quelle lucidité dévoile ce texte. 
Tout est dit, implacable, et si troublant. 
Mais le choc c'est que la description est si actuelle  en ce moment. Pas une ride, un mot, un verbe qui ne corresponde à notre époque. Gagner de l'argent et paraître était le seul but au Directoire comme maintenant....
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Message par pilayrou Jeu 10 Déc 2020, 14:50

Oui, mais le Barras a enlevé un substitué !


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Message par Mr ventier Jeu 10 Déc 2020, 15:01

Merci pour cette vidéo charmante.
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Message par Calonne Jeu 10 Déc 2020, 17:16

C'est le triomphe de la bourgeoisie, de la finance, de l'argent.
Le mouvement ne fera que s'amplifier tout au long du siècle pour culminer sous le Second Empire, avec sa cour matérialiste, avide de plaisirs, tournoyant aux rythmes effrénés d'Offenbach.

Un contemporain du Directoire dont j'ai oublié le nom disait : "Avant, un sot ou un inconnu, pour se faire considérer, disait "J'arrive de Versailles". Aujourd'hui, il dit "J'arrive de la Bourse", il a aussitôt la meilleure place".
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