Charlotte Aïssé, de l'esclavage aux salons de la Régence
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Charlotte Aïssé, de l'esclavage aux salons de la Régence
De son vrai nom Charlotte-Elisabeth Aïcha, Mademoiselle Aïssé comme on l'appelait, est née en 1693 en Circassie, alors région du Caucase sur la Mer Noire.
Fille de chef, le palais de son père est attaqué, incendié et pillé par des maraudeurs turcs. La petite fille de quatre ans est enlevée et vendue comme esclave à Constantinople. Son destin bascule avec le comte Charles de Ferriol, ambassadeur de France auprès du Sultan qui achète l'enfant (pour 1500 livres) et l'emmène avec lui en France, d'abord à Lyon où la petite est baptisée, puis à Paris. Beau-frère de Madame de Tencin, le comte fait donner à la petite une éducation soignée, brillante. Devenue jeune femme, celle que l'on surnomme Mlle Aïssé se révèle très belle, cultivée, intelligente. Elle traîne avec elle un parfum d'exotisme, d'aventures et de romanesque qui lui ouvre les portes de tous les salons de la Régence et lui assure le succès. Le Régent en personne s'intéresse à elle mais elle le repousse pour se donner au chevalier d'Aydie, dont elle a une fille, née clandestinement en 1724. Le chevalier l'aime au point de vouloir l'épouser mais ne peut, étant membre de l'ordre des chevaliers de Malte. Disposant de peu de fortune, il ne peut se permettre de perdre les bénéfices qu'il tire de l'ordre en rompant ses vœux.
La jeune femme entame alors une carrière littéraire brillante, fréquentant intellectuels et écrivains, dames de lettres et inspirant même l'abbé Prévost. Plus tard, elle et son histoire seront même le sujet de trois pièces de théâtre, en 1854, 1872 et 1898. Son charme et son savoir-vivre dissimulent mal pourtant un côté romanesque, passionné : la belle a gardé le goût de l'aventure et s'intègre à la société légère, festive et libertine de la Régence. Bals, soupers, fêtes… Notre Aïssé s'étourdit et le champagne coule à flots. Ce qui n'empêche pas Voltaire, Madame du Deffand et d'autres de voir en elle "la nymphe de Circassie". Elle séjourne à Londres, Genève et garde une reconnaissance éperdue pour le comte de Ferriol, malgré des rumeurs peu obligeantes sur les sentiments et intentions véritables de ce dernier… Ce serait d'ailleurs à cause de lui que la belle aurait dissimulé son accouchement et sa relation avec le chevalier d'Aydie.Tuteur de la jeune beauté, il finit par lui avouer ses sentiments : Vous auriez été la maîtresse d’un Turc qui aurait peut-être partagé sa tendresse avec vingt autres, et je vous aime uniquement.... Elle le repousse néanmoins, sans doute effrayée par leur différence d'âge et n'est libérée de lui que par la mort du comte, d'une attaque cérébrale, en 1722. La jeune femme le veille néanmoins jusqu'au bout et hérite de sa fortune. D'avoir repoussé le Régent n'empêchait pas la belle d'être amie sincère de Mme de Parabère, "sultane" favorite du Régent. La petite fille qu'elle a eu du chevalier est envoyée en secret au couvent de Sens où elle reçoit une excellente éducation et où ses parents viennent la voir en cachette, régulièrement.
Aïssé meurt de la tuberculose, à l'orée de ses 40 ans, en 1733. Le chevalier reconnaît alors officiellement leur fille, la petite Célénie, s'occupe d'elle et la marie en 1740 avec un gentilhomme.
Femme de lettres et mondaine, cultivée, intelligente mais aussi romanesque et passionnée, Mlle Aïssé traverse la Régence comme une étoile. Sa vie, ses origines, sa beauté, faisaient sensation à cette époque où l'Orient était si fort à la mode, entre la traduction des 1001 nuits et Les lettres persanes. Entre deux mondes, entre deux univers.
Calonne- Messages : 1123
Date d'inscription : 01/01/2014
Age : 52
Localisation : Un manoir à la campagne
Re: Charlotte Aïssé, de l'esclavage aux salons de la Régence
Merci, mon cher Calonne . J'ai recherché, recherché vainement, hier soir, après avoir lu ton post, dans quel sujet nous avions déjà évoqué mademoiselle Aïssé, si accomplie qu'elle faisait l'admiration de tous ses contemporains : pas trouvé ! pourtant je suis sûre qu'elle se cache quelque part !
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... demain est un autre jour .
Mme de Sabran- Messages : 55497
Date d'inscription : 21/12/2013
Localisation : l'Ouest sauvage
Re: Charlotte Aïssé, de l'esclavage aux salons de la Régence
J'ai moi-même vérifié avant, pas trouvé non plus, donc…
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J'ai oublié hier, je ne sais pas ce que sera demain, mais aujourd'hui je t'aime
Calonne- Messages : 1123
Date d'inscription : 01/01/2014
Age : 52
Localisation : Un manoir à la campagne
Re: Charlotte Aïssé, de l'esclavage aux salons de la Régence
C'était ici, très brièvement :
Outre-mer, les îles à sucre, l'esclavage...
Ainsi, M. de Ferriol n'est pas le beau-frère (direct) de la célèbre salonnière, mais de sa soeur, née Marie-Angélique Guérin de Tencin, épouse d'Augustin de Ferriol d'Argental.
Je cite le passage de cette lettre dans son intégralité.
Trouvée dans les papiers du comte d'Argental (l'un des fils de Mme de Ferriol qui s'est occupée d'elle en France, et frère de l'auteur Antoine de Ferriol de Pont-de-Veyle), et publiée pour la première fois au début du XIXe siècle.
Elle n'est pas datée, et ne porte aucune indication de l'endroit de sa rédaction :
« Lorsque je vous retiray des mains des infidelles, et que je vous acheptay, mon intention n’estoit pas de me préparer des chagrins, et de me rendre malheureux ; au contraire, je prétendis profiter de la décision du destin sur le sort des hommes pour disposer de vous à ma volonté, et pour en faire un jour ma fille ou ma maistresse.
Le mesme destin veut que vous soiés l’une et l’autre, ne m’estant pas possible de séparer l’amour de l’amitié, et des désirs ardens d’une tendresse de père ; et tranquile, conformés vous au destin, et ne séparés pas ce qu’il semble que le Ciel ayt pris plaisir de joindre.
« Vous auries esté la maistresse d’un Turc qui auroit peut estre partagé sa tendresse avec vingt autres, et je vous aime uniquement, au point que je veux que tout soit commun entre nous, et que vous disposiés de ce que j’ay, comme moy mesure.
« Sur toutes choses plus de brouilleries, observés vous et ne donnés aux mauvaises langues aucune prise sur vous ; soyés aussy un peu circonspecte sur le choix de vos amyes, et ne vous livrés à elles que de bonne sorte, et quand je seray content, vous trouverés en moy ce que vous ne trouveriés en nul autre, les nœuds à part qui nous lient indissolublement. Je t’embrasse, ma chère Aïssé, de tout mon cœur. »
Bref : Balance ton porc au XVIIIe siècle
Outre-mer, les îles à sucre, l'esclavage...
Mme de Sabran a écrit:
Ce fut l'étonnant destin de Mlle Aïssé, élevée chez la soeur de Mme de Tencin, et devenue l'un des fleurons de la meilleure société parisienne .
Calonne a écrit:Beau-frère de Madame de Tencin, le comte fait donner à la petite une éducation soignée, brillante.
Ainsi, M. de Ferriol n'est pas le beau-frère (direct) de la célèbre salonnière, mais de sa soeur, née Marie-Angélique Guérin de Tencin, épouse d'Augustin de Ferriol d'Argental.
Calonne a écrit:Tuteur de la jeune beauté, il finit par lui avouer ses sentiments : Vous auriez été la maîtresse d’un Turc qui aurait peut-être partagé sa tendresse avec vingt autres, et je vous aime uniquement....
Elle le repousse néanmoins, sans doute effrayée par leur différence d'âge et n'est libérée de lui que par la mort du comte, d'une attaque cérébrale, en 1722. La jeune femme le veille néanmoins jusqu'au bout et hérite de sa fortune
Je cite le passage de cette lettre dans son intégralité.
Trouvée dans les papiers du comte d'Argental (l'un des fils de Mme de Ferriol qui s'est occupée d'elle en France, et frère de l'auteur Antoine de Ferriol de Pont-de-Veyle), et publiée pour la première fois au début du XIXe siècle.
Elle n'est pas datée, et ne porte aucune indication de l'endroit de sa rédaction :
« Lorsque je vous retiray des mains des infidelles, et que je vous acheptay, mon intention n’estoit pas de me préparer des chagrins, et de me rendre malheureux ; au contraire, je prétendis profiter de la décision du destin sur le sort des hommes pour disposer de vous à ma volonté, et pour en faire un jour ma fille ou ma maistresse.
Le mesme destin veut que vous soiés l’une et l’autre, ne m’estant pas possible de séparer l’amour de l’amitié, et des désirs ardens d’une tendresse de père ; et tranquile, conformés vous au destin, et ne séparés pas ce qu’il semble que le Ciel ayt pris plaisir de joindre.
« Vous auries esté la maistresse d’un Turc qui auroit peut estre partagé sa tendresse avec vingt autres, et je vous aime uniquement, au point que je veux que tout soit commun entre nous, et que vous disposiés de ce que j’ay, comme moy mesure.
« Sur toutes choses plus de brouilleries, observés vous et ne donnés aux mauvaises langues aucune prise sur vous ; soyés aussy un peu circonspecte sur le choix de vos amyes, et ne vous livrés à elles que de bonne sorte, et quand je seray content, vous trouverés en moy ce que vous ne trouveriés en nul autre, les nœuds à part qui nous lient indissolublement. Je t’embrasse, ma chère Aïssé, de tout mon cœur. »
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La nuit, la neige- Messages : 18132
Date d'inscription : 21/12/2013
Re: Charlotte Aïssé, de l'esclavage aux salons de la Régence
La nuit, la neige a écrit:
C'était ici, très brièvement :
Ah, merci !
Que deviendrions-nous sans toi ?!
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... demain est un autre jour .
Mme de Sabran- Messages : 55497
Date d'inscription : 21/12/2013
Localisation : l'Ouest sauvage
Re: Charlotte Aïssé, de l'esclavage aux salons de la Régence
Merci cher ami !
pour disposer de vous à ma volonté, et pour en faire un jour ma fille ou ma maistresse.
Euh, il parle là d'une gamine de 4/5 ans, c'est l'âge qu'avait Aïssé quand il l'a achetée…
Malade ce type !
pour disposer de vous à ma volonté, et pour en faire un jour ma fille ou ma maistresse.
Euh, il parle là d'une gamine de 4/5 ans, c'est l'âge qu'avait Aïssé quand il l'a achetée…
Malade ce type !
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J'ai oublié hier, je ne sais pas ce que sera demain, mais aujourd'hui je t'aime
Calonne- Messages : 1123
Date d'inscription : 01/01/2014
Age : 52
Localisation : Un manoir à la campagne
Re: Charlotte Aïssé, de l'esclavage aux salons de la Régence
Comment, dans ce Siècle des lumières où la décence n'a plus sa place et où la jouissance est reine, une jeune esclave qui semble promise à devenir un jouet sexuel, ou pour le moins une galante offerte aux désirs de tous, devient-elle une amante fidèle, respectueuse de l'amour courtois et une farouche conservatrice de la moralité repentante ? ( ... tout un programme ! ) Après un passage remarqué dans les salons parisiens, où sa prestance et sa beauté n'ont cessé d'interpeller le désir des hommes, après sa farouche détermination à résister aux assauts du Régent et ses amours passionnés avec le chevalier d'Aydie; sa décision de ne pas accepter le mariage qu'il lui propose, fait d'elle une nouvelle icône de la morale.La nuit, la neige a écrit:
Ainsi, M. de Ferriol n'est pas le beau-frère (direct) de la célèbre salonnière, mais de sa soeur, née Marie-Angélique Guérin de Tencin, épouse d'Augustin de Ferriol d'Argental.
Elle est à la fois proche de Mme de Tencin, quand " la belle circassienne " grandit chez Mme de Ferriol, et à l'opposée de ce personnage frivole et scandaleux qu'est devenu la soeur de sa mère adoptive. En lui jetant constamment à la figure l'image d'un être pur, fidèle et délicat, en opposition aux moeurs du siècle, Mlle Aïssé met en évidence la part sombre qui enveloppe le personnage de la marquise comme un suaire et la poursuivra comme une ombre jusqu'à la fin de sa vie, écrira Marmontel.
Dans ses lettres Mlle Aïssé donne son sentiment sur Mme de Tencin, qui se conduit à ses yeux comme un homme : " C'est un mouvement naturel chez tous ces gens de se prévaloir de la faiblesse des autres. Je ne saurais me servir de cette forme d'art. "
L'évanescente et pure Mlle Aïssé voulait sillonner l'Europe avec son chevalier. Elle mourut à l'âge de quarante ans et fut inhumée à Saint-Roch, dans le caveau des Ferriol, à deux pas du salon de Mme de Tencin.
On pensa à elle tant que le chevalier fut vivant. Puis on l'oublia. Il en va ainsi des amants et des poètes. Ils caressent tous, un jour, des rêves de voyage et ne laissent finalement derrière eux, pour tout sillage, qu'une écume de nuages.
Daniel Bernard, La Tencin, la scandaleuse baronne du Siècle des lumières .
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Mme de Sabran- Messages : 55497
Date d'inscription : 21/12/2013
Localisation : l'Ouest sauvage
Re: Charlotte Aïssé, de l'esclavage aux salons de la Régence
Et voici maintenant un beau portrait du chevalier d’Aydie que nous trace la plume alerte et perspicace de l'inimitable marquise du Deffand.
Enjoy !
« M. le chevalier d’Aydie a l’esprit chaud, ferme et vigoureux ; tout en lui a la force et la vérité du sentiment. On a dit de M. de Fontenelle qu’à la place du cœur il avait un second cerveau ( ) : on définirait le chevalier d’Aydie en disant de lui le contraire.
Jamais ses idées ne sont subtilisées ni refroidies par une vaine métaphysique ; tout est premier mouvement en lui ; il se laisse aller à l’impression que lui font les objets ; ses expressions sont fortes et énergiques ; quelquefois il est embarrassé au choix du mot le plus propre à rendre sa pensée, et l’effort qu’il fait alors donne plus de ressort et de chaleur à ses paroles. Il ne prend les idées, ni les opinions, ni les manières de personne. Ce qu’il pense, ce qu’il dit, est toujours original et naturel ; enfin le chevalier d’Aydie nous démontre que le langage de la passion est la sublime et véritable éloquence.
Mais le cœur n’a pas toujours la faculté de sentir ; il a des momens de repos et d’inaction. Alors le chevalier n’est plus le même homme : toutes ses lumières s’éteignent ; enveloppé de ténèbres, s’il parle, ce n’est plus avec la même éloquence ; ses idées n’ont plus la même justesse, ni ses expressions la même énergie, elles ne sont qu’exagérées ; on voit qu’il se recherche sans se trouver : l’original a disparu, il ne reste plus que la copie.
Quoique le chevalier d’Aydie soit plein de passion, ce n’est pas néanmoins l’homme du monde le plus tendre ni le plus capable d’attachement ; il est affecté par trop de différens objets pour l’être constamment par aucun en particulier ; il est accessible à toutes sortes d’impressions ; le mérite, de quelque genre qu’il soit, excite en lui des mouvemens de sensibilité : l’on jouit avec lui du plaisir d’apprendre ce qu’on vaut par l’enjouement qu’il marque, et cette sorte d’approbation est bien plus flatteuse que celle que l’esprit accorde, et où le cœur ne prend point de part.
Le chevalier ne saurait rester tranquille spectateur des sottises du genre humain ; tout ce qui blesse la probité devient sa querelle particulière. Sans miséricorde pour les vices et sans indulgence pour les ridicules, il est la terreur des méchans et des sots. Ceux-ci l’attaquent à leur tour sur la sécurité et l’ostentation de sa morale : ils disent que les gens véritablement vertueux sont plus indulgens, plus faciles et plus simples.
Le chevalier est trop susceptible d’émotions passagères pour que son humeur soit fort égale ; mais ses inégalités sont plutôt agréables que fâcheuses chagrin sans être triste, misanthrope sans être sauvage, toujours vrai et original dans ses divers changemens, il plaît par ses propres défauts, et l’on serait bien fâché qu’il devînt plus parfait. »
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Mme de Sabran- Messages : 55497
Date d'inscription : 21/12/2013
Localisation : l'Ouest sauvage
Re: Charlotte Aïssé, de l'esclavage aux salons de la Régence
Merci.
Voici son (autre) portrait...
Chevalier Blaise-Marie d'Aydie (1692-1761)
Ecole française, XVIIIe siècle
Musée d'art et d'archéologie du Périgord
Image : Mossot / Wikipedia
Et son château de Mayac...
Voici son (autre) portrait...
Chevalier Blaise-Marie d'Aydie (1692-1761)
Ecole française, XVIIIe siècle
Musée d'art et d'archéologie du Périgord
Image : Mossot / Wikipedia
Et son château de Mayac...
La nuit, la neige- Messages : 18132
Date d'inscription : 21/12/2013
Re: Charlotte Aïssé, de l'esclavage aux salons de la Régence
C'est vrai qu'il a la physionomie d'un bien honnête homme !
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Mme de Sabran- Messages : 55497
Date d'inscription : 21/12/2013
Localisation : l'Ouest sauvage
Re: Charlotte Aïssé, de l'esclavage aux salons de la Régence
La nuit, la neige a écrit:
« Lorsque je vous retiray des mains des infidelles, et que je vous acheptay, mon intention n’estoit pas de me préparer des chagrins, et de me rendre malheureux ; au contraire, je prétendis profiter de la décision du destin sur le sort des hommes pour disposer de vous à ma volonté, et pour en faire un jour ma fille ou ma maistresse.
»
Bref : Balance ton porc au XVIIIe siècle
Une grave, une fâcheuse et tout-à-fait déplaisante question se présente : quel fut le procédé de M. de Ferriol l’ambassadeur à l’égard de celle qu’il considérait comme son bien, lorsqu’il la vit ainsi ou qu’il la retrouva grandissante et mûrissante, tempestiva viro, comme dit Horace ?
Voilà qui chiffonne énormément Sainte-Beuve .
Dans l'extrait qui suit, il réfléchit, il s'interroge, ne peut croire à tant de vice, et nous découvrons que notre Quintin Craufurd s'était intéressé lui aussi au sort d'Aïssé pour arriver aux mêmes conclusions ...
Voilà une lettre qui, certes, est bien capable, à première lecture, de donner la chair de poule aux amis délicats de la tendre Aïssé ; M. de La Porte, qui la publia en 1828, la prend dans son sens le plus grave, sans même songer à la discuter ; si alarmante qu’elle soit, elle se trouve pourtant moins accablante à la réflexion, et, pour mon compte, je me range tout-à-fait à l’avis de M. Ravenel, que notre ami, M. Labitte, partageait également : cette lettre ne me fait pas rendre les armes du premier coup. Qu’y voit-on en effet ? Raisonnons un peu. On y voit qu’à un certain moment M. de Ferriol fut jaloux de quelqu’un dont on commençait à jaser auprès d’Aïssé, qu’à cette occasion il signifia à celle-ci ses intentions, jusque-là obscures, et sa volonté, dont elle avait pu douter, se considérant plutôt comme sa fille : Le même destin veut que vous soyez l’une et l’autre… Cette parole, remarquez-le bien, s’applique à l’avenir bien plus naturellement qu’au passé. L’enfant est devenue une jeune fille ; elle n’a pas moins de dix-sept ou dix-huit ans, alors que M. de Ferriol (je le suppose rentré en France) a soixante ans bien sonnés ( beurk ! ) , car il ne rentre qu’en mai 1711 . Voilà donc qu’aux premiers noeuds, en quelque sorte légitimes, qui, dit-il, les lient déjà indissolublement, et qu’il a soin de mettre à part, le tuteur et maître croit que le temps est venu d’en ajouter d’autres. Il se déclare pour la première fois nettement, il se propose et prétend s’imposer : reste toujours à savoir s’il fut accepté, et rien ne le prouve.
J’insiste là-dessus : la phrase qui, lue isolément, semblait constater une situation établie, accomplie, et sur laquelle on s’est jusqu’ici fondé, comme sur une pièce de conviction, pour rendre l’esclave à son maître, n’indique qu’un ordre pour l’avenir, un commandement à la turque ; or, encore une fois, rien n’indique que l’aga ait été obéi.
Je ne parle ici qu’en me réduisant aux termes mêmes de la lettre, mais il y a plus, il y a mieux : le caractère d’Aïssé est connu, sa noblesse, sa délicatesse de sentimens, sont manifestes dans ses lettres et par tout l’ensemble de sa conduite. Il n’y avait pour elle de ce côté-là qu’un danger, c’était dans ces années obscures, indécises, où la puberté naissante de la jeune fille se confond encore dans l’ignorance de l’enfant, alors qu’on peut dire :
Il n’est déjà plus nuit, il n’est pas encor jour.
Or, ces années-là, ces années entre chien et loup , elle les passa à quatre cents lieues de M. de Ferriol, et rien n’est plus probant en telle matière que l'alibi . Lorsqu’il revint dans l’été de 1711, elle avait déjà atteint à cet âge où l’on n’est plus abusée que lorsqu’on le veut bien ; elle avait de dix-sept à dix-huit ans, et M. de Ferriol en avait environ soixante-quatre. Ce sont là aussi des garanties, surtout, je le répète, quand le caractère d’ailleurs est bien connu, et qu’on a affaire à une personne d’esprit et de cœur, qui va tout à l’heure résister au Régent de France.
A quelle date la lettre qu’on a lue fut-elle écrite ? Dans quelle circonstance et à quelle occasion ? Mlle Aïssé, en ses lettres, a raconté avec enjouement l’histoire de ce qu’elle appelle ses amours avec le duc de Gèvres, amours de deux enfans de huit à dix ans et dont elle se moquait à douze : « Comme on nous voyait toujours ensemble, les gouverneurs et les gouvernantes en firent des plaisanteries entre eux, et cela vint aux oreilles de mon aga, qui, comme vous le jugez, fit un beau roman de tout cela. » Serait-ce à propos de ce bruit, commenté et grossi après coup, que la semonce aurait été écrite ? A-t-elle pu l’être de Constantinople même, et en prévision du retour, ce qui serait une grossièreté de plus ? Quoi qu’il en soit, dans cette même lettre où Mlle Aïssé raconte ses amours enfantines, elle ajoute, en s’adressant à son amie, Mme de Calandrini : « Quoi, madame ! vous me croiriez capable de vous tromper ! Je vous ai fait l’aveu de toutes mes faiblesses, elles sont bien grandes ; mais jamais je n’ai pu aimer qui je ne pouvais estimer. Si ma raison n’a pu vaincre ma passion, mon cœur ne pouvait être séduit que par la vertu ou par tout ce qui en avait l’apparence. » Un tel langage dans une bouche si sincère, et de la part d’une conscience si droite, n’exclut-il pas toute liaison d’un certain genre avec M. de Ferriol ? Il n’y en a pas trace dans la suite de ces lettres à Mme de Calandrini. Chaque fois qu’Aïssé, dans cette confidence touchante, se reproche ses fautes, ce n’est que par rapport à une seule personne trop chère, et il n’y paraît aucune allusion à une autre faiblesse, plus ou moins volontaire, qui aurait précédé et qu’elle aurait dû considérer, d’après ses idées acquises depuis, comme une mortelle flétrissure. Lorsqu’elle résiste aux instances de mariage que lui fait son passionné chevalier, parmi les raisons qu’elle oppose, on ne voit pas que la pensée d’une telle objection se soit présentée à elle ; elle ne se trouve point digne de lui par la fortune, par la situation, et non point du tout parce qu’elle a été la victime d’un autre. Lorsqu’elle parle de l’ambassadeur défunt, elle le fait en des termes d’affection qui n’impliquent aucun ressentiment, tel qu’un pareil acte aurait dû lui en laisser : « Pour parler de la vie que je mène, et dont vous avez la bonté, écrit-elle à son amie, de me demander des détails, je vous dirai que la maîtresse de cette maison est bien plus difficile à vivre que le pauvre ambassadeur. » Parlerait-elle sur ce ton de quelqu’un qui lui rappellerait décidément une faute odieuse, avilissante ? Pourquoi ne pas admettre que ce pauvre ambassadeur, déjà vieux et vaincu du temps, comme dit le poète, finit par se décourager et par devenir bon homme ?
Et en effet, jusqu’à la publication du fragment malencontreux, on avait cru dans la société que, si M. de Ferriol avait eu à un moment quelque dessein sur elle, Mlle Aïssé avait dû à la protection des fils de Mme de Ferriol, et particulièrement à celle de d’Argental, de s’être soustraite aux persécutions de l’oncle. C’était le sentiment des premiers éditeurs, héritiers des traditions et des souvenirs de la famille Calandrini ; personne alors ne le contesta. L’Année littéraire, parlant d’Aïssé au sujet de cette publication, disait : « Elle se fit aimer de tout le monde ; malheureusement tout autour d’elle respirait la volupté. Cette éducation dangereuse ne la séduisit cependant pas au point de la faire céder aux vues de M. de Ferriol qui, peu généreux, exigeait d’elle trop de reconnaissance, et d’un grand prince qui voulait en faire sa maîtresse ; mais elle la disposa à la tendresse, et le chevalier d’Aydie en profita . » Le récit de M. Craufurd rentre tout-à-fait dans cette opinion qu’on avait généralement, et on sent qu’il ne change d’avis que sur la prétendue preuve écrite. Nous croyons avoir réduit cette preuve à sa juste valeur.
... hum !
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Mme de Sabran- Messages : 55497
Date d'inscription : 21/12/2013
Localisation : l'Ouest sauvage
Re: Charlotte Aïssé, de l'esclavage aux salons de la Régence
Aïssé, ou Haïdé reçoit en bonne et due forme l'onction du baptême, avant même son arrivée à Paris dans la meilleure société, à Lyon où elle fait étape . Voici ci-dessous, son acte de baptême.
Elle se prénomme désormais Charlotte-Elisabeth. Sa marraine est Elisabeth de la Ferrière, épouse du sénéchal de Lyon. Mais, sans l'entourage du diplomate, tout le monde continue à l'appeler Aïssé.
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Mme de Sabran- Messages : 55497
Date d'inscription : 21/12/2013
Localisation : l'Ouest sauvage
Re: Charlotte Aïssé, de l'esclavage aux salons de la Régence
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Mme de Sabran- Messages : 55497
Date d'inscription : 21/12/2013
Localisation : l'Ouest sauvage
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