Claude-Joseph Dorat, dit le chevalier Dorat (1734 - 1780)

Il n’y a pas encore de sujet consacré au chevalier Dorat, alors Félix se lance pour combler cette lacune  

De nos jours, Dorat n’est quasiment connu que du monde des bibliophiles grâce aux éditions que le chevalier voulait orner à tout prix de frontispices, vignettes et culs-de-lampe des meilleurs artistes de son temps.

Il n’existe aucun portrait peint du chevalier. Pour avoir une impression de son physique, nous avons recours au joli frontispice d'Augustin de Saint-Aubin gravé pour l’œuvre complète de Dorat, publiée au fur et à mesure entre 1771 et 1780.



Il existe également ce buste du sculpteur Augustin Pajou (1730 – 1809) :



Grimm nous dit dans sa Correspondance, à propos de Dorat, qu’il était « d’une taille médiocre, mais svelte et leste, sans avoir des traits fort distingués, avait de la finesse dans le regard, et je ne sais quel air de douceur et de légèreté assez original, assez piquant. »

Notre charmant chevalier naît le dernier jour de 1734. Il est issu d’une famille de robe.
Comme il fut de coutume à l’époque, Claude-Joseph devait trouver son chemin tout tracé dans le monde de la jurisprudence. Or, c’était sans compter sur l’esprit libre et libertin de notre chevalier.

Tout d’abord il se lançait dans une carrière militaire, mais une vieille tante janséniste, qui ne croyait pas qu’on pût trouver son salut dans l’uniforme militaire, avait fait décider Dorat d’abandonner cette carrière-là à son tour. Cette tante dévote avait voix au chapitre puisqu’elle avait mis Dorat dans son testament.

Grâce à madame tante richissime qui expirait bientôt son dernier souffle en toute sérénité janséniste ( ), Dorat, dandy avant l’heure, pouvait se jeter très jeune dans les bras accueillants de la poésie, l’amour et la douceur de vivre de l’Ancien Régime, sans se soucier de rien.

Son œuvre, bien tombée dans l’oubli depuis longtemps, se composait de vers légers, puis de comédies, tragédies, odes, épîtres, fables et madrigaux, souvent des pièces de circonstance, et rarement d’une grande valeur littéraire, mais d’autant plus charmant, car cette poésie « légère » de Dorat reflète bien la douceur de vivre d’avant 1789, évoquée aussi par le vieux Talleyrand infirme.

Dorat, un peu fat et vaniteux mais d’une nature bonne et affable, avec un grand désir de plaire et non de nuire, rêvait de gloire dans la carrière dramatique.

Malheur à lui, il n’avait pas compté avec les petites jalousies, les petites intrigues et tracasseries qui faisaient partie de la vie du théâtre à l’époque. Pour réussir, il fallait avoir des amis influents, et beaucoup d’argent. L’argent il l’avait, les amis influents, pas vraiment. Pourtant, il a tout fait pour flatter les grands et les auteurs célèbres de l’époque, rien n’y fit.

Il s’était toutefois créé un petit cercle d’amis, constitué essentiellement de jeunes poètes et littérateurs, et de jolies femmes aimables.
Il aimait à donner des soupers conviviaux sans prétentions d'où la jalousie était exclue, où il n'y avait que l'amitié qui comptait.


Détail d’une gravure d’Eisen avec à gauche Dorat, à droite son ami Alexandre Masson de Pezay (1741 – 1777)

Parmi les femmes qui ont marqué l’existence de Dorat, nous citons d’abord l’actrice Alexandrine Fanier (1745 – 1821) :



Alexandrine a débuté à la Comédie Française en 1764, pour y terminer sa carrière en 1786.

Dorat s’était vite entiché de cette actrice qui se fit remarquer par sa vivacité et sa gaieté. Les bruits ont couru que le chevalier et Alexandrine s’étaient secrètement mariés. Rien n’a pourtant été prouvé jusqu’à ce jour. Qu’elle était restée une maîtresse et amie fidèle, nous prouve sa présence au lit de mort de Dorat en 1780.

Dans les années 1770, Alexandrine jouait avec brio dans quelques pièces de théâtre de Dorat, entre autres dans La Feinte par Amour (1773), comédie dédiée à la dauphine :





Marie-Antoinette dauphine, étant venue assister sans s’annoncer à une des représentations de la pièce à la Comédie Française, avait surpris le public et l’auteur. Il en résultait ces vers charmants sous la plume du chevalier :



Ensuite, en 1775, Alexandrine jouait dans la comédie Le Célibataire, autre pièce dédiée à Marie-Antoinette, devenue reine entre-temps :





A la fin de l'année suivante, Mlle Fanier remonte sur scène pour une autre pièce de Dorat, la comédie Le malheureux imaginaire.

Alexandrine brillait aussi dans les deux dernières pièces écrites par Dorat et données à la Comédie Française en 1778 : Le chevalier français à Londres et Le chevalier français à Turin.

On pourra dire que c’est quelque peu grâce à elle et d’autres bons acteurs, et les charmantes mises en scène, que les pièces furent sauvées d’un échec entier.

De toutes les pièces de théâtre de Dorat, Le Célibataire reste son meilleur ouvrage comique, où se rencontrent le plus de détails charmants et des vers bien tournés.

En revanche, c’est sa comédie Les prôneurs, ou la Tartuffe littéraire de 1777, ridiculisant les philosophes et le cercle des soi-disant savants autour de Julie de Lespinasse, qui lui attirèrent la haine des encyclopédistes et les membres de l’Académie française, car Dorat fut un ennemi déclaré au parti des philosophes. Cela lui valut des épigrammes acerbes de Jean-François de La Harpe (1739 – 1803) , écrivain et critique français, et des rigueurs de Friedrich Melchior Grimm (1723 – 1807), diplomate bavarois et homme de lettres, célèbre pour sa Correspondance littéraire.  



Même le vieux Voltaire décrépit, qui était de retour à Paris en mars 1778 pour y mourir, lui fit un accueil glacial. Cela a profondément décontenancé Dorat, puisqu’il se rappelait que par l’intermédiaire de Fanny de Beauharnais, le vieux patriarche de Ferney était disposé à aider Dorat afin d'obtenir un siège vacant à l’Académie Française.

Ses détracteurs étaient tellement puissants en nombre et en force, que Dorat ne s’en relevait plus vraiment vers la fin de sa vie, se voyant de toutes parts inondé de critiques. Il s’est laissé engouffré dans une lutte inégale contre l’opinion, ce qui a sans doute hâté sa mort inopinée.

Pour en revenir au théâtre, on accusait Dorat d’acheter les applaudissements du parterre. Chose d'ailleurs assez commune dans le monde du théâtre à l’époque.
Ainsi, nous trouvons dans le tome IX des Mémoires Secrets (1776), sous la plume de La Harpe, le fragment suivant :

« C’est de lui que M. d’Alembert a fort bien dit que le parterre était à ses ordres et ses frais. Il entreprend un succès comme une affaire d’argent, paie trois cents billets par représentation, remplit sept ou huit loges de ses protecteurs et protectrices. Toute la basse littérature dont il est le coryphée s’évertue en sa faveur… Ce que je puis attester, c’est qu’après les représentations de Régulus et de La feinte par amour, M. Dorat me dit lui-même qu’il se trouvait redevable aux comédiens de sept cents livres. Je lui répondis en riant : Monsieur, encore deux ou trois succès comme celui-là, et vous êtes ruiné. »



Et un autre adversaire de Dorat, le poète Jean-François Ducis (1733 – 1816), souffrant d’un peu d’embonpoint et jaloux de la belle figure svelte de Dorat, de s’exclamer : « Peut-on faire une tragédie quand on a des mollets comme ceux-là ? »  ( )



Une autre femme qui embellissait la vie de Dorat fut Fanny de Beauharnais (1737 – 1813), célèbre salonnière et femme de lettres du 18ème siècle, et marraine d’Hortense de Beauharnais.  



Mme de Sabran l’a déjà évoquée dans le sujet suivant : https://marie-antoinette.forumactif.org/t3528-michel-de-cubieres-et-fanny-de-beauharnais

Femme divorcée depuis 1762, vivant chez son père fortuné, elle s’adonnait depuis lors comme Dorat entièrement à la littérature. Elle a fourni de nombreux vers pour l’Almanach des Muses, et faisait des contes philosophiques, très en vogue à cette époque. Elle rencontrait Dorat en 1777 qui devint son amant, au moment où celui-ci était devenu directeur du Journal des Dames, un périodique qui a vu le jour entre 1759 et 1778, dédié depuis 1774 à la reine Marie-Antoinette. A cette même époque, Dorat dirigeait également L’année littéraire.



C’est d’ailleurs grâce à lui que Fanny commençait à collaborer à ce journal, avec une rubrique dans chaque numéro qui s'intitulait Lettres de Stéphanie dont elle tirerait un roman épistolaire en 1778.
Ensuite, c'est sur elle que Dorat pouvait compter après qu'il s'était complètement ruiné pour avoir voulu réussir au théâtre et dans le monde littéraire à tout prix. étant en proie aux créanciers et accablé de toutes sortes de soucis.

Chez Dorat ainsi que chez Fanny, nous trouvons cette grâce, affabilité et légèreté de ton dans la conversation si caractéristique pour le 18ème siècle. Bien plus tard, après les tourmentes de la révolution, quand Fanny rouvrait un salon à Paris, elle était comme le dernier des Mohicans, la seule à avoir gardé ce ton léger et affable du 18ème siècle.



Malheureusement ce n’est pas là une qualité qu’on pouvait aisément transmettre à la postérité.
Nous pouvons toutefois considérer les œuvres les mieux connus de Dorat, notamment Les Baisers, ses poésies et ses épîtres, comme une continuité de cette légèreté du ton des salons de l’époque.



Les sommes folles que Dorat avait notamment dépensées pour les vignettes et culs-de-lampes pour Les Baisers et ses Fables afin d’en assurer son succès littéraire et causant de grands embarras dans ses finances , firent dire au spirituel abbé Galiani (1727 – 1787) que Dorat « se sauvait du naufrage de planche en planche ». ( )

Quant aux Fables, Desnoiresterres écrit qu’ils « ont des qualités qui ne sont rien moins que la naïveté et la simplicité et ne rappellent, pas même de loin, celles de La Fontaine. Il faut s’en féliciter. Ces petites compositions sont toujours ingénieuses, le drame en est intéressant, la morale s’en dégage sans trop de recherche et de labeur. Elles peuvent supporter la comparaison avec celles des fabulistes les plus en renom d’une époque qui en a tant produit. »






Plus loin il écrit qu’il faudra trouver la réelle supériorité de Dorat dans « ces spirituelles bagatelles, ces élégants riens qui rappellent Voltaire, non certes par la netteté des contours et la franchise de la langue, mais par leur fine raillerie, les allusions à l’anecdote du jour dont il agrémente et relève ses épitres à toute la terre. Entre les poètes légers du siècle, c’est un virtuose à part qui, avec ses défauts, ses inégalités, répétons-le, aura su conquérir d’enthousiastes partisans, de frénétiques admirateurs. »



Hormis ce livre de Desnoiresterres qui date de 1887, consacré presque entièrement à Dorat, nous n’avons pas d’autres études plus récentes le concernant.

A la fin du siècle dernier, les deux romans de Dorat, publiés pour la première fois en 1772, ont connu une revalorisation grâce à Alain Clerval qui a fait rééditer en 1983 aux éditions Desjonquères Les Malheurs de l’inconstance ou Lettres de la marquise de Syrcé et du comte de Mirbelle.



Puis c’est Gallimard qui a réédité en 1995 dans la collection Le Promeneur l’autre roman épistolaire de Dorat : Les Sacrifices de l’Amour, ou Lettres de la vicomtesse de Sénanges et du chevalier de Versenay.



Vu la teneur du roman, on peut considérer Les Malheurs de l’inconstance comme une véritable prélude aux Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, et de ce fait, ce roman nous paraît injustement tombé dans l’oubli.



Voici ce que Georges Poisson nous en dit dans sa biographie Choderlos de Laclos ou l’Obstination, publiée par Grasset en 1985 :

« L’idée d’un ouvrage de fiction commençait-elle à poindre dans l’esprit de Laclos, alimentée tant par ses expériences personnelles que par ses lectures ?
Justement, on voit paraître en 1772, en pleine période de Grenoble, un des plus intéressants romans annonciateurs des Liaisons, Les Malheurs de l’inconstance, du même Dorat.
Laclos, l’a-t-il lu ? C’est vraisemblable : il connaissait l’existence de cet auteur à succès (…). S’en est-il inspiré ? C’est une autre affaire.
L’intrigue des Malheurs n’est pas sans rapport avec celle des Liaisons. Le duc de X… éconduit par Mme de Syrcé, décide de se venger d’elle en la faisant séduire par le comte de Mirbelle. Ce dernier, bien que pris de l’amour secret et partagé de Lady Sidley, tente l’aventure, qui réussit au-delà de tout espoir : Mme de Syrcé se prend de passion pour lui, et le conflit entre les deux femmes se traduit par la mort de l’une, et l’entrée de l’autre au couvent. Mirbelle tue le duc, et s’exile.»



En ce qui concerne Marie-Antoinette et Louis XVI, nous pouvons encore retenir les deux pièces suivantes de l'œuvre du charmant chevalier. D’abord la pièce de circonstance Idylles de Saint-Cyr composée pour les mariages du dauphin avec Marie-Antoinette et le comte de Provence avec Marie-Joséphine de Savoie (1771) :







Et le poème Le nouveau règne – Ode à la nation, à l’occasion de la mort de Louis XV et l’avènement de Louis XVI (1774) :



Quant à Dorat et sa fin dans l'ici-bas, on ne peut pas s’imaginer une mort plus dans l’esprit du 18ème siècle. On pourra dire qu'il est mort comme il a vécu.

Écoutons ce que nous en dit La Biographie ancienne et moderne, tome XI, publiée chez Michaud en 1814 :

« Il était déjà mourant, qu’il travaillait encore avec Fanny de Beauharnais, à l’Abailard supposé, et qu’il n’en était pas moins occupé d’un poème épique, de ses dernières tragédies, de son Voltaire aux Welches, etc.
Deux heures avant sa mort, il voulut faire encore sa toilette comme de coutume, et c’est dans son fauteuil, bien coiffé, bien poudré, qu’il rendit le dernier soupir. »


Vignette publiée dans le poème Comte de Comminges de Dorat, 1764.

Oh, mon cher Félix, quel beau sujet, si magnifiquement illustré !  Merci, merci !  
Je vais découvrir Dorat avec bonheur. 

J'ai adoré le sujet bravo

Moi aussi, c'est vraiment un régal de te lire !!!  

  et souvent de pouffer de rire :

Comte d'Hézècques a écrit:... quand Fanny rouvrait un salon à Paris, elle était comme le dernier des Mohicans ...

le comte d'Hézècques a écrit:Il n’y a pas encore de sujet consacré au chevalier Dorat, alors Félix se lance pour combler cette lacune  Claude-Joseph Dorat, dit le chevalier Dorat (1734 - 1780)  

Entre votre Dorat et les chinoiseries de LNLN, journée d'anthologie pour le Forum!
Merci Messieurs...

Avec grand plaisir, vive les (bons) partages


Je peux vivement vous recommander la lecture du roman épistolaire Les Malheurs de l'inconstance de Dorat, si vous ne l'avez pas encore lu.

On trouve encore pas mal d'oeuvres de Dorat, soit 18ème, soit plus récent, en vente sur eBay ou Rakuten...

Comte d'Hézècques a écrit:
Nous pouvons toutefois considérer les œuvres les mieux connus de Dorat, notamment Les Baisers, ses poésies et ses épîtres, comme une continuité de cette légèreté du ton des salons de l’époque.

Et voici le poème en entier

Sous ces tilleuls qui nous prêtent leur ombre,
Tu me promis cent baisers l'autre jour ;
Tu me les a donnés, mais sans passer leur nombre,
Eh ! Quel nombre, dis moi, peut suffire à l'amour ?
Lorsque Cérès enrichit la nature,
Sait-elle donc, trop avare Thaïs,
Le compte de tous les épis
Dont elle orne sa chevelure ?
Flore au hasard va semant ses bouquets,
Ces moissons de parfums sur son passage écloses ;
Et Zéphyr ne tient point registre pour les roses
Qu'il fait naître dans nos bosquets.
Du haut de la brillante voûte,
Lorsque l'onde du ciel s'épanche dans nos champs,
Distille-t-elle goutte à goutte ?
Jupiter quelquefois la verse par torrents.
Et sur la plaine reposée
Quand l'aurore aux douces couleurs,
Laisse onduler ses rayons bienfaiteurs ;
Dans ses présents froide et symétrisée,
La voit-on mesurer aux fleurs
L'émail transparent de ses pleurs
Et les perles de la rosée ?
Et les biens et les maux, les dieux sur l'univers
Répandent tout avec largesse ;
Et toi, Thaïs, qui nous peins la déesse
Qu'une conque d'azur promène sur les mers,
Ainsi que les faveurs tu bornes la tendresse !
L'enfant ailé te combla tour à tour
De tous ses dons, et ta froideur le blesse !
Et c'est Thaïs qui compte avec l'amour !
Ah ! Cruelle, ai-je donc calculé mes alarmes,
Et mes tourments et mes soupirs ?
Si tu comptes les maux, compte aussi les plaisirs.
Mais vas ; confondons tout, les baisers et larmes ;
Viens, laisse-moi dévorer tes beautés ;
Viens, ne m'afflige plus par des refus coupables
Et donne moi des baisers innombrables
Pour tant de pleurs... que je n'ai pas comptés.

C'est très rocaille, très gracieux, très frêle, comme une peinture de Boucher

Comte d'Hézècques a écrit:
C'est très rocaille, très gracieux, très frêle, comme une peinture de Boucher  

...   très Bouli  (   ), j'adore !  très Adriano Celentano aussi : 24 000 baci, pas un de plus, pas un de moins . 

Merci, cher Hez', pour l'ouverture de cet intéressant sujet et la mise en lumière d'un personnage oublié du 18e siècle.